- Dans un article précédent du Bulletin du CPE, j'ai abordé quelques-uns de points doctrinaux fondamentaux qui séparent le bouddhisme du christianisme, et, à vrai dire, de l'ensemble des religions fondées sur la croyance en l'existence de Dieu.
Ces précisions me semblent constituer des préliminaires indispensables au dialogue inter-confessionnel : celui-ci est trop souvent vicié par des a priori de convergence universelle entre les religions, qui, pour bien intentionnés qu'ils puissent être, conduisent souvent à des conclusions prématurées. À ce titre, on ne soulignera jamais assez à quel point il est nécessaire qu'un tel dialogue s'amorce sur la base d'une information réciproque aussi lucide et précise que possible.
- Un exemple récent des graves erreurs colportées sur le bouddhisme nous est fourni par le livre du pape Jean-Paul II "Entrez dans l'Espérance" (Plon / Mame, 1994), dans son chapitre intitulé "Le bouddhisme est-il une alternance au christianisme?". (version anglaise disponible en ligne ici)
Si la réponse du pape à cette question ne peut évidemment pas faire de doute, on reste cependant médusé par la superficialité et la partialité de sa présentation du bouddhisme, même dans le cadre d'un ouvrage destiné au grand public.
On ne peut certes reprocher au pape d'affirmer le dogme catholique. Ainsi lorsque, pour comparer la mystique chrétienne et le bouddhisme, il cite Saint Jean de la Croix en indiquant au sujet de ce dernier :
"s'il préconise de se libérer du monde, c'est afin de s'unir à ce qui est distinct du monde; et ce qui est distinct du monde n'est pas le nirvâna, mais c'est une Personne, c'est Dieu. La purification ne suffit pas à produire l'union à Dieu, car celle-ci ne peut s'accomplir que dans et par l'Amour".
Ce faisant, le pape ne fait que reprendre l'argumentation catholique classique, telle que celle-ci a été évoquée dans la première partie de notre précédent article. Dont acte.
De même, Jean-Paul II est-il parfaitement justifié de déclarer : Le bouddhisme est en grande partie un système 'athée', encore que l'expression "en grande partie" nécessiterait des éclaircissements.
- À cet égard, il est particulièrement regrettable que des bouddhistes occidentaux, dans leurs critiques de ce livre précisément, se soient fourvoyés jusqu'à affirmer que:
"Le bouddhisme n'est pas athée. Il ne nie pas Dieu créateur de l'univers : il laisse chacun absolument libre de sa croyance à ce sujet, se tenant à l'écart de l'affirmation comme de la négation".
(Roland Rech : Un dialogue de bonne foi ?; in "Zen", journal de l'Association Zen Internationale, No. 70 (Paris, 1995), p. 10)
Une telle assertion est radicalement fausse et montre bien les pièges que peut rencontrer le dialogue inter-religieux lorsque les représentants d'une tradition ne sont eux-mêmes pas sufisamment au fait de leur propre doctrine. Maître Deshimaru lui-même, à l'origine de la tradition dont se réclame l'auteur de cette déclaration, disait clairement:
"Le bouddhisme est athée si l'on entend par theos un Dieu personnel, créateur de toutes chose, ainsi qu'il est défini exotériquement par la plupart des religions de polarisation."
(Taisen Deshimaru : Vrai Zen (Paris, Le Courrier du Livre, 1969), p. 51)
La doctrine bouddhique, dans sa totalité, n'est en effet d'aucune ambiguïté pour se présenter comme un système strictement athéiste (aishvarika), niant un Dieu seigneur de sa création (îshvara), ainsi que nous l'avons également vu dans la seconde partie de notre précédent article.
- En fait, c'est la présentation générale du bouddhisme par le pape qui a entraîné un véritable tollé dans le monde bouddhique, notamment en raison de
sa définition caricaturale du coeur même du bouddhisme :
"L''illumination' expérimentée par le Bouddha peut en effet se résumer dans la conviction que ce monde est mauvais, qu'il est source de malheurs et de souffrances pour l'homme. Pour se délivrer de ces maux, il convient donc de se délivrer du monde; il faut couper nos liens avec
la réalité extérieure, donc les liens que nous impose notre constitution humaine, psychique et corporelle. Au fur et à mesure de cette libération, nous devenons de plus en plus indifférents à tout ce qu'il y a dans le monde et nous nous libérons de la souffrance, c'est-à-dire du mal qui provient du monde."
Un minimum de bon sens devrait alerter le lecteur au vu d'un tel texte : peut-on réellement imaginer qu'une religion à vocation universelle comme le bouddhisme aît pu nourrir la foi joyeuse et l'espérance tranquille de centaines de millions d'individus au cours de ses vingt-cinq siècles d'existence et à travers des civilisations aux mentalités aussi différentes que celles de l'Inde, de la Chine et du Japon, en se contentant de proposer une coupure absurde avec la réalité, et une indifférence totale au monde ?
Or les rudiments les plus élémentaires du bouddhisme, tels qu'ils apparaissent même dans la moindre vulgarisation de bon aloi, nous apprennent que le monde, pour lui, n'est ni bon ni mauvais en soi : il est illusion, et c'est la perception illusoire que nous en avons qui nous fait prendre nos désirs pour des réalités, nous enchaînant ainsi au cycle douloureux des naissances et des morts. Dès lors, il ne s'agit évidemment pas de couper nos liens avec la réalité mais, au contraire, de s'appliquer à une culture mentale qui nous permettra de percevoir directement la réalité telle qu'elle est; cela n'est rien d'autre que la sagesse (prajñâ) à laquelle tend le bouddhisme.
- Le plus consternant dans ce texte pontifical, c'est que cette présentation du bouddhisme ne diffère en rien de celle de ces manuels catholiques vieux de plusieurs décennies qui définissaient le nirvâna comme "une sorte de béatitude passive et négative d'où l'amour et la vie sont absents" (Abbé A. Boulenger, Manuel d'apologétique (Lyon/Paris, 1937), § 194).
On peut ainsi se demander à quoi a servi le travail de qualité fourni par les théologiens catholiques éminents cités dans notre précédent article et par les organes de la curie vaticane elle-même, tels l'ancien Secrétariat pour les religions non-chrétiennes ou l'actuel
Conseil Pontifical pour le dialogue inter-religieux - le message publié par ce dernier à l'occasion du Vesakh de 1998 porte d'ailleurs le titre de "Chrétiens et bouddhistes : Ensemble en espérance", qui n'est pas sans paraphraser celui du livre du pape! - sans parler des études académiques développées par les bouddhologues contemporains.
- À titre de comparaison, et pour nous en tenir à un texte majeur du magistère catholique, relisons les quelques lignes consacrées au bouddhisme par la Déclaration Nostra aetate sur les religions non chrétiennes, adoptée par le Concile Vatican II en 1965 :
Dans le Bouddhisme, selon ses formes variées, l'insuffisance radicale de ce monde changeant est reconnue, et on enseigne une voie par laquelle les hommes, avec un coeur dévot et confiant, pourront soit acquérir l'état de libération parfaite, soit atteindre l'illumination suprême par leurs propres efforts ou par un secours supérieur.
"In Buddhismo secundum varias eius formas radicalis insufficientia mundi huius mutabilis agnoscitur et via docetur qua homines, animo devoto et confidente, sive statum perfectae liberationis aquirere, sive, vel propriis conatibus vel superiore auxilio innixi, ad summam illuminationem pertingere valeant."
Par sa concision, ce document n'a pas manqué de dérouter les exégètes catholiques eux-mêmes (Cf. Joseph Masson, Valeurs du bouddhisme, p. 189. Id., Le bouddhisme, p. 253)
Pourtant, ce texte parvient à définir l'essentiel du bouddhisme en tenant compte de la variété de ses formes multiples. Ainsi, le terme de libération parfaite semble désigner le but du Petit Véhicule (perfectae liberationis < vimoksha), tandis que celui d'"illumination suprême traduirait le but du Grand Véhicule (summam illuminationem < anuttara-samyaksambodhi). Au sein du Grand Véhicule, le document distingue même les écoles fondées sur le seul pouvoir personnel du pratiquant (propriis conatibus < jiriki), et les écoles - telles celles de la Terre Pure - s'appuyant sur le "pouvoir autre" des voeux et des pratiques transférés au pratiquant par les buddha et des grands bodhisattva (superiore auxilio < tariki).
- On pourrait rétorquer que l'ouvrage du pape ne constitue pas un document du magistère à proprement parler: ne s'agit-il pas que d'une interview, dans laquelle le pape répond par écrit à une série de questions proposées par un journaliste? Mais ce dernier précise bien que le texte a été relu et approuvé par l'auteur, tout en insistant dans la préface pour préciser : "la voix qui résonne ici - dans son humanité mais aussi dans son autorité - est authentiquement celle du successeur de Pierre", la quatrième de couverture allant jusqu'à affirmer : "par la voix chaleureuse
de Jean-Paul II, c'est Dieu lui-même qui inlassablement nous déclare son amour".
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Au delà de la polémique, ce livre permet cependant d'aborder ici un sujet qui peut fournir un instrument d'approche particulièrement utile dans le dialogue inter-religieux : c'est celui de la définition des critères d'authenticité ainsi que des règles d'herméneutique utilisés par les différentes religions. Ceux-ci permettent en effet de connaître avec précision quelles sont les diverses sources doctrinales sur lesquelles se fonde une religion, ainsi que les instruments utilisés en son sein pour les interpréter. Il paraît en effet indispensable de connaître ces éléments pour comprendre la dialectique de l'interlocuteur; mais en outre, ceux-ci fournissent également un éclairage de première importance sur la mentalité et la psychologie de la religion qui les a élaborés.
- La critique d'authenticité du bouddhisme, soit l'heuristique qui définit les sources mêmes de sa doctrine, se fonde sur quatre grandes références d'autorité (mahâpadesha), qui sont :
- le Buddha lui-même,
- la Communauté (samgha),
- un groupe d'anciens (thera, c'est-à-dire de moines ordonnés depuis 10 ans au moins),
- un unique ancien.
(Lamotte : La critique d’authenticité dans le bouddhisme, p. 213-222; de La Vallée Poussin, Bouddhisme, opinions sur l’histoire de la dogmatique, p. 130-152)
On remarquera que cette liste traduit, en fait, la manière dont s'est transmis l'enseignement du Buddha au cours des âges et selon la tradition.
Tout d'abord, le Buddha, qui n'a laissé aucun écrit, a délivré un grand nombre de sermons après son éveil. Ceux-ci ont ensuite été compilés et couchés par écrit par la Communauté réunie en conciles, dans une série de textes relatifs à la doctrine (ce sont les sûtra) ou à la discipline (vinaya). Puis, cet enseignement a été transmis à travers une ligne ininterrompue de maîtres, qui ont produit leurs propres commentaires, avant de parvenir, enfin, à tel ou tel disciple par l'intermédiaire de son instructeur personnel.
Grâce aux différentes listes de maîtres soigneusement établies au sein des diverses traditions qui se sont développées dans le bouddhisme, n'importe quel disciple peut effectivement se rattacher à cette lignée de transmission et se réclamer de l'autorité qu'elle représente en remontant à la bouche même du Buddha.
Ces quatre allégations d'autorités semblent aller en ordre décroissant d'importance, chacune se réclamant de la précédente pour remonter jusqu'au Buddha. Mais, pour légitimes qu'elles soient, aucune ne peut être considérée comme suffisante, car le Buddha lui-même - et cela est remarquable - a spécifié qu'il ne fallait pas le croire simplement sur parole: pour reprendre la comparaison classique du Tattvasamgraha, chacun doit tester personnellement l'enseignement du Buddha, comme l'orfèvre éprouve l'or par le feu.
- L'exégèse bouddhique a d'ailleurs formulé des critères précis, qui déterminent si telle ou telle théorie relève de la doctrine du Buddha. Il s'agit des trois "sceaux doctrinaux" (dharma-mûdra) suivant :
- Tout ce qui est conditionné est impermanent;
- Tout ce qui est conditionné est dépourvu d'âme;
- Calme est le nirvâna.
(Lamotte, Traité 3, p. 1368-1377)
Tout enseignement marqué de ces trois sceaux sera légitimement reconnu comme bouddhique, et il n'est aucun enseignement bouddhique qui ne s'y conforme.
- Le bouddhisme a donc élaboré des règles d'herméneutique, afin d'analyser les divers enseignements se réclamant du Buddha, lequel, au cours des quarante-cinq ans de son ministère, a prêché sous des formes fort diverses et variées.
Ce sont les règles dites des quatre "recours" (pratisarana):
- La première est le recours directe, par le raisonnement personnel, à la doctrine elle-même (dharma) et non pas aux individus qui l'ont énoncée.
- La deuxième impartit de se référer à l'esprit (artha) et non à la lettre : malgré la vénérabilité des Écritures, dont l'ampleur est impressionnante (plusieurs centaines de volumes dans les différents canons pâli, sanskrit, tibétain et chinois), celles-ci sont tributaires des circonstances de la prédication et de leur transmission, et elles nécessitent donc, elles aussi, une approche raisonnée.
- La troisième règle donne la priorité aux textes de sens précis et explicite. C'est à ce niveau que les différentes écoles du bouddhisme marquent leurs différences.
- Mais c'est la quatrième règle qui s'impose comme la plus déterminante, en préconisant le recours à la connaissance directe (jñâna) et non pas à la seule connaissance discursive. C'est, d'ailleurs, à ce dernier stade que se révèle l'efficacité du bouddhisme : la connaissance discursive demeure une opération intellectuelle, bornée aux concepts; tandis que la connaissance directe, née de la pratique de la culture mentale comprenant, notamment, la méditation, transforme l'individu en lui procurant la vue correcte de la réalité telle qu'elle est.
(Lamotte : La critique d’interprétation dans le bouddhisme, p. 341-361)
On peut ainsi illustrer la méthode bouddhique par l'exemple des Quatres nobles vérités énoncées par le Buddha dès son premier sermon :
Une simple lucidité permet d'expérimenter, par constatation directe, la souffrance universelle inhèrente à toute forme d'existence (1).
Le raisonnement logique permet ensuite de découvrir la cause de cette souffrance, dans le jeu de l'enchaînement des causes et des conditions qui prend son point de départ dans l'ignorance (2), et,
de déduire l'extinction de cette souffrance par la suppression de cette cause (3).
Ces trois premières vérités n'ont de bouddhique que la formulation qu'en a fournie le Buddha, mais, en elles-mêmes, elles sont universelles, de même que l'électricité existait avant sa formulation scientifique.
Car ce qui fait la spécificité de l'enseignement bouddhique, c'est sa quatrième vérité, celle de la voie menant à la suppression de la cause de la souffrance (4).
L'entrée sur cette voie suppose, a priori, une foi lucide dans cet enseignement, foi qui repose sur l'expérimentation personnelle de l'authenticité des trois premières vérités : pour reprendre une comparaison classique, cette méthode est comparable à celle de la médecine, dans laquelle un patient fera librement confiance à la thérapeutique proposée par son médecin précisément parce que ce dernier a tout d'abord posé un diagnostic, une étiologie et une guérison qui lui paraissent correspondre réellement à son état.
- L'esprit de la méthode bouddhique est éloquemment décrit par le fameux Sermon aux Kâlamas, où le Buddha déclare:
Ne vous laissez pas guider par des rapportages, ni par la tradition, ni par des ouï-dire! Ne vous laissez pas guider par l'autorité des Écritures, ni par la simple logique ou l'inférence, ni par les apparences, ni par la spéculation sur des opinions, ni par des vraissemblances possibles, ni par respect pour un maître!
Mais, Ô Kalamas, lorsque vous savez par vous-mêmes que telles choses sont défavorables, blâmable ou censurables, alors renoncez-y! (...) Et chaque fois que vous savez que telles choses sont favorables, irréprochables et louables, qu'elles conduisent au profit et au bonheur lorsqu'elles sont appliquées, alors, Ô Kalamas, appliquez-les et conservez-les!.
(Anguttaranikaya, I; Râhula : L'enseignement du Bouddha, p. 18-19)
On pourrait citer bien d'autres textes tout aussi représentatifs de la méthode bouddhique, qui peut se définir comme une voie spirituelle complète, laquelle n'a de sens que dans la cadre d'une mise en pratique individualisée et lucide. On comprend, dès lors, que le bouddhisme, en principe, n'a de place pour aucune soumission à quelque dogme ou magistère, pas plus qu'il ne peut connaître de guerre de religion, d'inquisition ni de censure. La seule autorité est celle de la doctrine elle-même, ainsi que le Buddha le déclara encore dans ses ultimes paroles au terme de sa vie.
- L'espace nous manque pour entreprendre ici une comparaison, utile et nécessaire, avec la méthode des autres grandes religions. Elle montrerait cependant l'extrême libéralisme
religieux du bouddhisme, libéralisme qui s'inscrit dans une optique de lucidité et de responsabilité individuelle.
À cet égard, la place du bouddhisme semble se situer à l'opposé aussi bien de la règle du concensus (ijmâ') propre à l'islam, que du centralisme du magistère catholique romain tel que celui-ci a encore été défini, notamment, dans l’instruction de la Congrégation pour la doctrine de la foi intitulée "La Vocation ecclésiale du théologien" (Donum veritatis, 1990; version anglaise en ligne disponible ici; AAS 82 (1990) 1550-1570).