Version révisée et augmentée d'un article paru sous le titre "L'amour et la compassion dans le bouddhisme"
in "En dialogue sur la voie du Bouddha",
Bulletin du Centre protestant d'études, 46e année, No. 2 (Genève, 1994), p. 3-13.
rev. 14 avril 2005
(Les signes diacritiques ont été simplifiés).
Les récits édifiants des jâtaka relatant les existences antérieures du Buddha Shâkyamuni ont également popularisé son idéal altruiste, qui se concrétise en particulier par le don de son corps - pour nourrir une tigresse affamée sur le point de dévorer ses propres petits, de sa chaire, de sa tête, de ses yeux, de sa moelle et de son cerveau.
(Lamotte, Traité 1, p. 143, n. 1; 2, p. 712-718, 751-753, 979-983)
Pourtant, et malgré leurs qualités intrinsèques, la bienveillance et la compassion exerçés dans le cadre des "quatre immesurables" ne constituent que des vertus relativement médiocres. Selon les commentaires
En effet, et contrairement à ce que l'on pense souvent, le bouddhisme n'est pas à strictement parler athée, en ce sens - et en ce sens seulement - qu'il reconnaît l'existence d'une condition divine
Ce terme déroutant désigne en fait ce que l'on peut bien considérer comme "la pierre angulaire du Mahâyâna"
"Puissent tous les êtres vivants posséder le bonheur et sa cause,
Puissent tous les êtres vivants être séparés de la souffrance et de sa cause,
Puissent tous les êtres vivants ne jamais être séparés du bonheur qui ne connaît aucune souffrance,
Puissent tous les êtres vivants demeurer dans l'équanimité sans attachement ni répulsion de près ni de loin !"
"Les êtres vivants innombrables, je m'engage à les délivrer.
Les passions innombrables, je m'engage à les trancher.
Les doctrines innombrables, je m'engage à les connaître.
L'éveil insurpassable, je m'engage à le réaliser."
Une étape déterminante est réalisée par le bodhisattva lorsque celui-ci atteint la huitième des dix étapes, car à partir de celle-ci il se trouve assuré d'obtenir inéluctablement l'éveil, la suite de son parcours se déroulant spontanément et sans effort. L'accès à ce huitième stade, baptisé "Inébranlable", est déterminé par l'obtention définitive de "l'endurance de la non-naissance des choses" (anutpattika-dharma-ksânti)
C'est une des données communes à toutes les écoles du bouddhisme que les individus (pudgala) sont dépourvus de nature propre (svabhâva), c'est-à-dire d'un substrat particulier, pour la simple raison qu'ils ne sont qu'un conglomérat de différents éléments (dharma) dont aucun ne peut prétendre à la prééminence sur les autres. En fait d'identité, un individu n'est qu'un assemblage provisoire d'éléments hétérogènes réunis par la synergie d'actes antérieurs; c'est l'inexistence de l'individu (pudgala-nairâtmya) et, en particulier, la négation de l'âme individuelle (anâtman)
(Lamotte, Traité 1, p. 32, 67-69; et 2, p. 735-750; Histoire du bouddhisme indien, p. 29-31)
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Le bouddhisme lui-même est particulièrement conscient de l'originalité de cette analyse:
"Il n'y a pas de délivrance en dehors de cette doctrine [du Buddha], car les autres doctrines sont corompues par une fausse conception du 'moi'."
(de La Vallée Poussin, L'Abhidharmakosha, ch. 9, p. 230)
Rien ne naissant de rien, mais seulement sous l'effet de causes et de conditions elles-mêmes sujettes à ce conditonnement universel, tout est vide (shûnya) de nature propre, ce qui constitue le vrai caractère des choses. Or, comme le bodhisattva exerce sa bienveillance-compassion en parallèle avec sa sagesse, il en vient à découvrir finalement qu'il oeuvre pour le salut d'êtres n'existant pas, et, aussi bien, d'un but - l'éveil - lui-même inexistant.
Cette expérience n'est évidemment pas anodine. Les textes décrivent cette perception de la réalité comme "l'endurance" de la non-naissance des choses (anutpattika-dharma-ksânti) : c'est dire ce que cette découverte représente de pénible, puisqu'elle porte en elle-même la réduction au vide de cet ego qui se croyait réellement existant.
Ce qui vaut pour les bodhisattva vaut à plus forte raison pour les buddha parfaitement accomplis:
Par contre, les théologiens catholiques ont entrepris une critique poussée, comme Henri de Lubac (1896-1991), auteur généralement bien informé, qui déclare:
Autre théologien éminent, Hans-Urs von Balthasar (1905-1989) a souligné cette question qui, selon lui, ne cessera de surgir dans le dialogue entre bouddhisme et christianisme :
En 1989, enfin, la plus haute instance du magistère catholique en la matière, la Congrégation pour la doctrine de la foi, a univoquement déclaré les icompatibilités entre les concepts catholiques et bouddhiques (v. Quelques aspects de la méditation chrétienne, extraits cités ici en appendice).
La bienveillance et la compassion dans le bouddhisme, et singulièrement dans le bouddhisme du Grand Véhicule, ne sont-ils réellement que de froides notions à visées abstraites, ayant une valeur purement fonctionnelle de catharsie pour leur pratiquant?
En fait, Genshin fait ici allusion à une notion capitale du Grand Véhicule, celle des deux vérités - ou réalités: la vérité absolue et la vérité relative. En vérité relative, ou mondaine, ou encore "d'enveloppement" (samvriti-satya), il y a des êtres plongés dans la souffrance; mais du point de vue de la vérité absolue (paramârtha-satya), on ne peut rien distinguer d'autre que le vide universel. Or, le vide, selon Nâgârjuna, ce n'est rien d'autre que la production des choses par le jeu des causes et conditions, le vide lui-même n'étant qu'une désignation métaphorique : c'est la voie médiane.
Il est cependant essentiel de remarquer qu'aucune de ces deux vérités ne peut s'énoncer sans l'autre, à défaut de tomber dans l'un des deux extrêmes que sont le nihilisme ou le réalisme. Cela répond notamment à la remarque du père Yves Raguin déclarant: "J'ai toujours pensé que la grande erreur du Bouddha était de n'avoir vu qu'un aspect du réel, son impermanence."
(Bouddhisme / Christianisme, p. 57)On constate donc qu'en exerçant la grande compassion envers les êtres sans pour autant les objectiver, le bodhisattva, bien loin de s'isoler dans un froid silopsisme, incarne la dialectique même des deux réalités, au coeur de la nature des choses selon le Grand Véhicule. Car la loi de causalité "agit au sein de la vérité mondaine comme un révélateur de la vérité absolue. Et que révèle-t-elle ? La vacuité de la vérité mondaine."
(May, Trente-huit ans sur le Grand Véhicule, p. 87)
Ces vertus, et bien d'autres encore, ne sont pas seulement le lot des buddha mais peuvent déjà être acquises par les bodhisattva au cours de leur carrière, même s'ils n'en disposent pas avec la même plénitude qu'un buddha. Les bodhisattva du 10e et dernier stade, notamment, en font usage pour achever d'acomplir leur voeu de délivrance de tous les êtres. Ces bodhisattva, dont la proximité avec l'éveil ultime leur vaut de recevoir parfois le titre de "tathâgata" - mais non celui de "buddha" réservé exclusivement aux buddha parfaitement accomplis - incarnent tout particulièrement cette grande bienveillance et cette grande compassion.
Débarassés de toute enveloppe charnelle depuis qu'ils ont atteint le 8e stade, ils peuvent se manifester librement en ce monde, à l'image célèbre d'Avalokiteshvara, le fameux Guan'yin des Chinois, qui s'incarne, notamment, dans la personne des Dalai-Lama. Mais on pourrait citer aussi Samantabhadra - parangon de l'idéal même des bodhisattva, Maitreya - qui succédera au Buddha Shâkyamuni, Mañjusrî - incarnation de la sagesse, ou Kshitigarbha - particulièrement secourable envers les plus dépourvus : le culte rendu dans les pays d'Asie à ces êtres témoigne bien du succès de l'idéal de bienveillance et de compassion du bouddhisme auprès des populations les plus diverses.
De même, les buddha tout en ayant accompli l'éveil parfait accueillent également dans leurs "champs de buddha" (buddha-kshetra) les êtres qui vont y renaître pour s'y être abandonnés, la plus célèbre de ces "terres pures" étant "la Bienheureuse" (Sukhâvatî) du Buddha Amithâba (jap. Amida).
Les théologiens ne s'y sont d'ailleurs pas trompés, qui ont consacré à ce dernier quelques-unes de leurs études les plus poussées et les plus critiques sur le bouddhisme
En fait, la critique chrétienne de la bienveillance et de la compassion bouddhiques renvoie à une problématique fondamentale, puisque c'est celle de l'existence même d'un Dieu créateur qui est mise en cause, ainsi que l'a fort bien vu de Lubac :
L'actuel Dalai-Lama ne dit pas autre chose :
Yves Raguin, enfin, prévient ses lecteurs :
Le Buddha lui-même se situe en dessus d'une condition divine: "Tout bouddhiste [...] se souvient que le Buddha Shâkyamuni a été un homme, et qu'un Buddha est plus et mieux qu'un dieu."
(May, Trente-huit ans sur le Grand Véhicule, p. 91)Pour reprendre une image classique, "le Buddha est comme le roi des médecins, sa loi est comme le bon médicament et sa communauté est comme l'infirmier."
(Lamotte, Traité 3, p. 1393, n. 1; cf. 1, p. 17, n. 1. Hôbôgirin, p. 230b-232 b)Encore pourrait-on préciser que le Buddha est un médecin qui a lui-même expérimenté la souffrance qu'il prétend traiter, ce qu'il fait en délivrant son enseignement "à la manière dont la tigresse transporte ses petits": en serrant suffisamment les dents pour qu'ils ne tombent pas dans l'hérésie du nihilisme, tout en évitant de les déchirer dans les crocs de l'hérésie de la croyance à un moi réel.
(Lamotte, Traité 1, p. 33; de La Vallée Poussin, L'Abhidharmakosha, ch. 9, p. 265-266)
Congrégation pour la doctrine de la foi
Quelques aspects de la méditation chrétienne (Orationis formas),
Lettre aux évêques de l'Église catholique
15 octobre 1989
(Version anglaise complète ici)
présentation du cardinal Joseph Ratzinger
AAS 82 (1990) 362-379; DocCath 87 (1990) 16-22.
Traduction française: Paris, Librairie Pierre Téqui, 1989 (ISBN 2-85244-972-2)
14. (...) il faut tenir compte avant tout du fait que l'homme est essentiellement créature et qu'il reste tel pour l'éternité, de sorte qu'une absorption du moi humain dans le moi divin ne sera jamais possible (...). Il y a altérité en Dieu même, qui est une seule nature en Trois Personnes, et il y a altérité entre Dieu et la créature, qui sont par nature différentes. (...)
15. (...) dans la réalité chrétienne, toutes les aspirations présentes dans la prière des autres religions sont comblées, sans pour autant que le moi personnel et son caractère de créature doivent être annulés et disparaître dans l'océan de l'Absolu. (...)
31. L'amour de Dieu, unique objet de la contemplation chrétienne, est une réalité qu'on ne peut "s'approprier" par aucune méthode ni aucune technique; (...). (...) nous ne pouvons jamais, en aucune manière, chercher à nous mettre au même niveau que l'objet contemplé, l'amour libre de Dieu (...).
NOTES de la Lettre de la Congrégation pour la doctrine de la foi
Note 14. Le concept de "nirvana" est compris, dans les textes religieux du bouddhisme, comme étant un état de quiétude qui consiste dans l'extinction de toute réalité concrète en tant que transitoire, et donc décevante et douloureuse. (Retour)
Note 15. Maître Eckart parle d'une immersion "dans l'abîme indéterminé de la divinité", qui est "une ténèbre dans laquelle la lumière de la Trinité ne brille jamais". Cf. Sermo "Ave gratia plena, vers la fin (J. Quint, Deutsche Predigten und Traktate, Hanser 1955, 261) (Retour).
Ducor, Jérôme : Le Sûtra d'Amida prêché par le Buddha. Société Suisse-Asie, Monographies, vol. 29; Bern, Peter Lang, 1998
Hôbôgirin, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme d'après les sources chinoises et japonaises. Tôkyô, Maison Franco-Japonaise; Paris, Maisonneuve, 1929 - .
Lamotte, Étienne (1903-1983) :
La Vallée Poussin, Louis de (1869-1939) :
Lubac, Henri de (1896-1991), S. J. :
Masson, Joseph S. J.: Le bouddhisme, Chemin de libération : Approches et recherches. Museum Lessianum, Section missiologique n° 59; Desclée De Brouwer, 1975.
May, Jacques :
Raguin, Yves S. J.: Bouddhisme / Christianisme. Paris, Epi, 1973.
Râhula, Walpola : L'enseignement du Bouddha d'après les textes anciens (1961); Collection Points, série Sagesses, 13; Paris, 1978.