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Jérôme Ducor : La bienveillance et la compassion dans le bouddhisme

Version révisée et augmentée d'un article paru sous le titre "L'amour et la compassion dans le bouddhisme"
in "En dialogue sur la voie du Bouddha",
Bulletin du Centre protestant d'études, 46e année, No. 2 (Genève, 1994), p. 3-13.
rev. 14 avril 2005
(Les signes diacritiques ont été simplifiés).

  • De même, pour Genshin (942-1017), maître japonais de l'école Tendai inclus parmi les patriarches du bouddhisme de la Terre Pure, les quatre voeux universels cités plus haut sont à considérer sous deux aspects. Dans le premier, ce sont des voeux "liés aux phénomènes" (en-ji): en tant que tels, ils correspondent à la bienveillance ayant les êtres pour objet. Mais dans leur second aspect, ce sont des voeux "liés au principe" (en-ri) et ils se fondent sur les considérations suivantes : Mais Genshin précise aussitôt :

    En fait, Genshin fait ici allusion à une notion capitale du Grand Véhicule, celle des deux vérités - ou réalités: la vérité absolue et la vérité relative. En vérité relative, ou mondaine, ou encore "d'enveloppement" (samvriti-satya), il y a des êtres plongés dans la souffrance; mais du point de vue de la vérité absolue (paramârtha-satya), on ne peut rien distinguer d'autre que le vide universel. Or, le vide, selon Nâgârjuna, ce n'est rien d'autre que la production des choses par le jeu des causes et conditions, le vide lui-même n'étant qu'une désignation métaphorique : c'est la voie médiane.
    (V. les ouvrages de Jacques May (v. biblio.); Lamotte, Traité 2, p. 1078, ss; 4, p. 1995 ss. Ainsi que le Hôbôgirin, art. chûgan et chûdô)

    Il est cependant essentiel de remarquer qu'aucune de ces deux vérités ne peut s'énoncer sans l'autre, à défaut de tomber dans l'un des deux extrêmes que sont le nihilisme ou le réalisme. Cela répond notamment à la remarque du père Yves Raguin déclarant: "J'ai toujours pensé que la grande erreur du Bouddha était de n'avoir vu qu'un aspect du réel, son impermanence." (Bouddhisme / Christianisme, p. 57)

    On constate donc qu'en exerçant la grande compassion envers les êtres sans pour autant les objectiver, le bodhisattva, bien loin de s'isoler dans un froid silopsisme, incarne la dialectique même des deux réalités, au coeur de la nature des choses selon le Grand Véhicule. Car la loi de causalité "agit au sein de la vérité mondaine comme un révélateur de la vérité absolue. Et que révèle-t-elle ? La vacuité de la vérité mondaine." (May, Trente-huit ans sur le Grand Véhicule, p. 87)

  • Les textes expriment d'ailleurs clairement la concomitance de l'expérience du bodhisattva dans sa connaissance personnelle du réel et de son activité sotériologique et altruiste:

  • Au reste, il est significatif que la plupart des qualités acquises par un buddha sont destinées à lui permettre d'accomplir son oeuvre salvifique, laquelle, à travers la prédication, s'incarne essentiellement par le don de la loi bouddhique.
    À titre d'exemple, signalons que le buddha est notamment pourvu des "six connaissances sublimes" (abhijñâ), qui sont :
    Un buddha dispose aussi de "dix forces" (bâla) nées d'autant de connaissances, qui sont :
    Enfin, pour accomplir sa prédication proprement dite, il bénéficie aussi de quatre "savoirs non-empêchés" (pratisamvid):
    Ces vertus, et bien d'autres encore, ne sont pas seulement le lot des buddha mais peuvent déjà être acquises par les bodhisattva au cours de leur carrière, même s'ils n'en disposent pas avec la même plénitude qu'un buddha. Les bodhisattva du 10e et dernier stade, notamment, en font usage pour achever d'acomplir leur voeu de délivrance de tous les êtres. Ces bodhisattva, dont la proximité avec l'éveil ultime leur vaut de recevoir parfois le titre de "tathâgata" - mais non celui de "buddha" réservé exclusivement aux buddha parfaitement accomplis - incarnent tout particulièrement cette grande bienveillance et cette grande compassion.
    Débarassés de toute enveloppe charnelle depuis qu'ils ont atteint le 8e stade, ils peuvent se manifester librement en ce monde, à l'image célèbre d'Avalokiteshvara, le fameux Guan'yin des Chinois, qui s'incarne, notamment, dans la personne des Dalai-Lama. Mais on pourrait citer aussi Samantabhadra - parangon de l'idéal même des bodhisattva, Maitreya - qui succédera au Buddha Shâkyamuni, Mañjusrî - incarnation de la sagesse, ou Kshitigarbha - particulièrement secourable envers les plus dépourvus : le culte rendu dans les pays d'Asie à ces êtres témoigne bien du succès de l'idéal de bienveillance et de compassion du bouddhisme auprès des populations les plus diverses.

    De même, les buddha tout en ayant accompli l'éveil parfait accueillent également dans leurs "champs de buddha" (buddha-kshetra) les êtres qui vont y renaître pour s'y être abandonnés, la plus célèbre de ces "terres pures" étant "la Bienheureuse" (Sukhâvatî) du Buddha Amithâba (jap. Amida).
    Les théologiens ne s'y sont d'ailleurs pas trompés, qui ont consacré à ce dernier quelques-unes de leurs études les plus poussées et les plus critiques sur le bouddhisme
    (de Lubac, Amida; Masson, Le Bouddhisme, p. 114-115, 199 ss) .

    **

    En fait, la critique chrétienne de la bienveillance et de la compassion bouddhiques renvoie à une problématique fondamentale, puisque c'est celle de l'existence même d'un Dieu créateur qui est mise en cause, ainsi que l'a fort bien vu de Lubac :

    Joseph Masson a également souligné ce "fossé préalable extrêmement difficile à combler" que constituent les positions de la philosophia perrenis dans le dialogue entre chrétiens et bouddhistes, en particulier "l'existence solide, définitive et absolue de substances et de personnes au sens occidental du terme." (Le bouddhisme en notre temps, in "À la rencontre du bouddhisme", vol. 2, p. 81-82)
    Et de préciser :
    L'actuel Dalai-Lama ne dit pas autre chose :
    Yves Raguin, enfin, prévient ses lecteurs :
    Et par rapport au culte du Buddha Amida, en particulier, le même auteur ajoute :
  • Il est par trop évident que la doctrine fondamentale du bouddhisme sur l'absence d'âme individuelle et sur le vide exclut radicalement la notion d'un dieu Seigneur (îshvara) avec sa création. Le bouddhisme est donc athéiste (aishvarika) dans ce sens précis d'absence d'un dieu Seigneur. (Lamotte, Traité 1, p. 141, n. 1; Histoire du Bouddhisme indien, p. 434-437, 473. Cf. de La Vallée Poussin, L'Abhidharmakosha, ch. 2, p. 311-313; ch. 5, p. 19; id., Bodhicaryâvatâra, p. 135-137)

    Le Buddha lui-même se situe en dessus d'une condition divine: "Tout bouddhiste [...] se souvient que le Buddha Shâkyamuni a été un homme, et qu'un Buddha est plus et mieux qu'un dieu." (May, Trente-huit ans sur le Grand Véhicule, p. 91)

    Pour reprendre une image classique, "le Buddha est comme le roi des médecins, sa loi est comme le bon médicament et sa communauté est comme l'infirmier." (Lamotte, Traité 3, p. 1393, n. 1; cf. 1, p. 17, n. 1. Hôbôgirin, p. 230b-232 b)

    Encore pourrait-on préciser que le Buddha est un médecin qui a lui-même expérimenté la souffrance qu'il prétend traiter, ce qu'il fait en délivrant son enseignement "à la manière dont la tigresse transporte ses petits": en serrant suffisamment les dents pour qu'ils ne tombent pas dans l'hérésie du nihilisme, tout en évitant de les déchirer dans les crocs de l'hérésie de la croyance à un moi réel. (Lamotte, Traité 1, p. 33; de La Vallée Poussin, L'Abhidharmakosha, ch. 9, p. 265-266)


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